Jeudi le 1 décembre 2011 : après-midi
à la Société Industrielle de Mulhouse,
10 rue de la Bourse
(à 2 minutes de la Gare Centrale de Mulhouse ou tram « République »)
14h30: Accueil: Loco_motions
14h35
Isabelle CASES, (Université de Perpignan)
Superpositions topographiques et marges culturelles : la gare comme interzone dans l’œuvre de Patrick Keiller
Résumé/Abstract:
Dans un travail multiforme et hybride, à travers notamment des flâneries documentaires et des installations, Patrick Keiller, architecte et réalisateur de cinéma britannique, déconstruit et reconstruit sans cesse l’Histoire pour ébranler ce qu’il considère comme des certitudes infondées en matière de choix économiques, de politiques du logement ou de présentation du patrimoine. S’il n’adopte pas, loin s’en faut, la position nostalgique de certains de ses compatriotes vis-à-vis des gares et chemins de fer, il semble néanmoins que ces derniers participent depuis longtemps de son approche originale de l’art et des sociétés qui le portent. Un de ses premiers courts métrages, intitulé Stonebridge Park (1981), a été inspiré par un pont de chemin de fer. Dans une conférence récente intitulée The View from the Train, il a ainsi expliqué comment ses voyages dans des wagons de trains de banlieue l’ont incité à revenir sur certains sites observés lors du trajet, pour les photographier ou les filmer, ou lui ont permis de découvrir des zones ni tout à fait urbaines ni tout à fait rurales caractéristiques de la société post-industrielle.
Le wagon est également pour Patrick Keiller un élément clé dans la naissance du cinéma, qu’il décrit comme issu d’une combinaison entre chemin de fer et photographie : grand adepte du plan fixe dans ses films, il prône également un retour aux sources à travers l’utilisation de la technique utilisée dans les premiers films de la caméra posée sur un wagon de tramway ou un train. Il en fait lui-même usage dans son film Robinson in Space (1997) qui débute à la gare de Paddington ou dans un documentaire destiné à la télévision The Dilapidated Dwelling (2000). Dans ce dernier, une scène clé tournée dans une gare est également accompagnée d’un commentaire qui reprend un extrait du manifeste de l’architecture futuriste d'Antonio Sant’Elia évoquant l’influence de lieux nouveaux comme les grands hôtels ou les gares de chemin de fer, avant de s’interroger sur le nomadisme moderne.
Enfin la gare même devient en 2006 le sujet d’une installation intitulée Londres Bombay Victoria Terminus dans la grande nef du Fresnoy: la gare Victoria de Bombay construite par Frederick William Stevens y est recréée par le biais d’un travail complexe de caméras et par la projection sur écrans multiples de vues de ce site néo-gothique et de scènes montrant son activité quotidienne. Cette reconstruction de ce que Patrick Keiller décrit comme un espace à la fois réel et virtuel lui semble pouvoir fonctionner comme un voyage au coeur d’un site unique par son architecture et le brassage permanent qu’il abrite, une métaphore de l’évolution sociale et économique de la ville de Bombay aujourd’hui et de celle de l’Angleterre à la fin de l’époque victorienne, ainsi qu’une investigation plus intime (Keiller évoque dans la présentation du projet l’écrivain W. G. Sebald et sa description de la gare comme lieu à la fois des plus grands bonheur et des plus douloureuses infortunes).
La gare apparait donc comme un lieu privilégié où les frontières temporelles, culturelles et artistiques s’estompent pour nous permettre de reconstruire une vision nouvelle –à défaut d’être toujours rassurante- de notre environnement. Elle est aussi tout à la fois un réceptacle du malaise lié à certaines entraves historiques, sociales et existentielles et un espace de création potentiellement salvateur, dont la place dans l’œuvre de Patrick Keiller mérite d’être plus longuement étudiée.
15h00
Vincenzo BORLIZZI, (Diso ; Paris III ; cinéaste)
Trains immobiles et voies de garage au cinéma.
Résumé/Abstract:
Parmi les questions qui m’interpellent le plus à propos de l’univers des images des trains, il y a celle de l’impossibilité du mouvement d’avancée linéaire de certains films : pour déclencher leurs vies, pour conquérir leurs propres corps, ces films semblent avoir besoin d’un détour, d’un arrêt, d’un retour en arrière ou d’une immobilité impossible pendant le mouvement, quitte à s’égarer ou à tomber sur une voie de garage. Comment peut-on analyser cette tendance ?
Je voudrais proposer trois hypothèses d’approfondissement et d’analyse des films en question : une première voie de réflexion consiste à étudier les liens entre les mouvements des trains et la rêverie déclenchant les images d’immobilité ou de suspension. Cette rêverie se rapprocherait aux invitations à rêver suggérées par la flamme d’une chandelle.
Deuxièmement, il serait intéressant de développer la question proposée par rapport au parcours à rebours du Train de Frankenheimer, qui avance tout en revenant toujours en arrière, jusqu’à ce que le combat entre le mouvement et l’arrêt se transfère de la locomotive aux corps humains. Pour conclure, il y a un autre aspect qui mérite d’être traité pour avancer dans l’étude de la problématique : les images destinées à la destruction par le simple entrechoquement du mouvement accéléré des trains contre la voie qu’ils ont empruntée, un chemin se révélant une voie de garage, un point mort, destiné donc au choc entre l’accélération et l’arrêt forcé.
Ces trois parcours sur l’acte de création cinématographique par rapport à l’imaginaire de la gare et du wagon pourraient ouvrir d’autres perspectives de recherche, notamment dans la contradiction entre le lieu d’arrêt de la gare et la destinée nécessaire du mouvement des trains. Cette contradiction pourrait devenir une désagrégation continuelle des images du monde ?
Plan
1. Immobilité et rêveries
(Bachelard, La flamme d’une chandelle). Le silence (1962) d’Ingmar Bergman Huit et demi (1963) et La cité des femmes (1980) de Federico Fellini
2. Parcours en rond.
Le train (1964) de John Frankenheimer et l’avancée en arrière Franz Kafka, Le prochain village (Note : Le prochain village de Franz Kafka a été composé entre décembre 1916 et janvier 1917. il s’agit d’un texte très bref : Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est incroyablement courte. Maintenant tout se rassemble en moi dans le souvenir, si bien que, par exemple, je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider d’aller à cheval jusqu’au prochain village sans craindre que – écartés de malheureux hasards – le temps d’une vie ordinaire à l’heureux déroulement ne soit que très insuffisant pour une telle course. »)
3. Voies de garages
À bout de course (1985) d’Andrei S. Mikhalkov-Kontchalovski, sur un scénario de Kurosawa
Akira : l’exaspération de la vitesse et la résistance opposée par la fin du chemin de fer.
À l’ouest des rails (2003) de Wang Bing Le son des trains et la décomposition du monde : Stalker (1979) d’Andrei Tarkovski
15h30
LEBOLD, (Université de Strasbourg)
Rock & Roll Mystery Trains : Dramaturgie de la vélocité et Iconicités du transit pour quelques trains du rock and roll d’Elvis Presley aux Beatles.
Résumé/Abstract:
Autour des notions de cheminement sous forme d’une éternelle succession d’arrêts et de départs, de vélocité et de périodicité – à la fois institutionnelle (horaires) et technique (pulsation machinale) – nous proposons l’examen de quelques trains célèbres de la musique populaire depuis le « Midnight Special » de la folksong traditionnelle, train de délivrance métaphorique, jusqu’au « Mystery-Train » d’Elvis Presley (1955), obscur train de malheur qui fait pénétrer dans l’ivresse du flux du rhythm and blues, en passant par les trains de chemineaux, purs instruments d’une praxis de la liberté chez le Bob Dylan première manière (1963-1964), remplacés après sa conversion chrétienne par le « Slow Train » de la révélation évangélique qui impose de monter à bord ou de rester esclave de Satan (1979).
A chaque fois, ces trains à la fois physiques et métaphysiques (comme l’est aussi l’Orient Express ésotérique de David Bowie dans « Station to Station » (1976)) sont livrés à notre appréciation par un jeu avec l’iconicité sonore du train : tempo et rythme font de nous des passagers de chansons qui sont autant de voyages initiatiques, entre les frayeurs de la machine infernale et le sentiment de libération ontologique qu’apportent la vélocité et le transit.
A ces trains solennels et hiératiques répondent quelques trains britanniques plus festifs : le train fantôme qui ramène vers l’enfance auquel les Kinks font chanter leur grande complainte nostalgique d’une Angleterre Victorienne à jamais perdue (« Last of Steam-Powered Trains », 1967) et enfin les trains qu’empruntent et carnavalisent les Beatles (le New York/Washington en janvier 1964, puis un Liverpool/Londres fictionnel dans Hard Day’s Night), les transformant en Nefs des Fous mécaniques avant de ne chanter le train de la libération des Mœurs dans « Ticket to Ride » (1965).
16h00
Gabriel Ferreira ZACHARIAS, (INTERZONES ; São Paulo)
Le train de John Cage, une situation à la dérive?
Résumé/Abstract:
Quand en 1952 John Cage présentait sa célèbre pièce 4’33’’, un jeune « soi-disant cinéaste » essayait quelque chose de pareil dans un petit ciné-club à Paris. Guy-Ernest Debord, jeune membre de l’avant-garde lettriste y projetait son premier film Hurlements en faveur de Sade. Le film sans images était composé entièrement d’écrans noirs et blancs accompagnés d’une bande sonore. Alors que Cage produisait par son silence musical la libération du son ambiant, Debord plongeait son public dans l’indétermination d’un noir silencieux de 24 minutes, brisant irrémédiablement leur passivité de spectateurs. Sans prendre connaissance l’un de l’action de l’autre, tous les deux révélaient à la même époque que l’événement artistique était lacombinaison d’une unité spatiale (la salle de concert ou de cinéma) et temporelle (4’33’’ ou 24’ ). En affirmant une telle unité, leur geste avait pour conséquence la dissolution de la séparation entre l’artiste et le public ; étant tous également affectés par ce qui arrivait dans cette salle pendant ce temps, on était tous protagonistes d’un même événement.
Debord soutiendra toujours que Hurlements… avait été son geste le plus radical, tandis que Cage reconnaîtra l’année de 1952 comme un point de virage dans sa carrière[1]. Ceci tient au fait que ces deux actes ouvrèrent une nouvelle voie d’expérimentation artistique à chacun de ces artistes. Entre le « happening » et la « situation », tous les deux se lancèrent dans la quête d’une forme d’art capable d’embrasser la vie quotidienne. C’est vrai pourtant que dans le cas de Debord et de l’Internationale Situationniste la position politique intransigeante a résulté dans l’égarement du groupe de la scène artistique institutionnelle, de façon que de la « situation construite » on ne connaît que la théorie. Mais cette théorie, développée pendant les douze ans d’existence du groupe, peut constituer un outil intéressant pour approcher les expériences avant-gardistes analogues qui ont été mises en œuvre.
L’objectif de mon intervention sera donc d’analyser, à partir de l’apport théorique situationniste, le happening dirigé par John Cage à Bologne, en Italie, en 1978. Il s’agit plus précisément d’un happening qui a eu lieu à l’intérieur d’un train en mouvement. A la manière des pianos préparés, Cage proposait ici la réalisation d’un train préparé, transformant le véhicule dans un immense instrument musicale. Cage a décidé de nommer le happening « Alla ricerca del silenzio perduto, 3 escursioni per treno preparato variazioni su un tema di Titto Gotti »(2). « A la recherche du silence perdu » : comme le titre l’indique déjà, le silence appartenait désormais au passé. Depuis la libération de 1952, c’est toute l’expérience auditive qui est envisagée par Cage. Le train était donc équipé avec des haut-parleurs dans chaque voiture qui diffusaient deux ordres de matériel sonore : d’une part, il y avait l’amplification des sons du train ; d’autre part, on reproduisait des enregistrements faits préalablement par Walter Marchetti e Juan Hidalgo (membres du groupe Zaj et assistants de Cage) du paysage sonore traversé par le train ; sons qui renvoient soit à la nature, soit à la vie quotidienne des villes où le train s’arrêtait. Certes, le train était ouvert à tous ceux qui voulaient le prendre munis d’un instrument musical pour ajouter une mélodie à ce paysage sonore en mouvement.
En termes situationnistes, le titre choisi par Cage étaitun détournement : il puisait sa force dans la « reconnaissance trouble par la mémoire »(3) de la référence à l’œuvre célèbre de Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu. Cela veut dire que, tout comme l’espace, on avait affaire au temps.La situation était conçue comme une unité spatio-temporelle où l’emploi unitaire d’éléments artistiques détournés devrait composer le décor favorable à un jeu d’événements(4). Dans le cas du happening à Bologne, cette unité spatio-temporelle était elle-même en mouvement. Son décor était donc partiellement composé par le paysage en modification constante. De cette façon, c’était le temps du voyage qui constituait la continuité fondamental de l’événement. L’unité spatiale était franchie surtout quand le happening avançait sur les quais des stations où le train s’arrêtait. Des haut-parleurs posés sur le toit du train projetaient les sons vers l’extérieur ; les passagers descendaient et rejoignaientla population locale qui attendait le train avec ses fanfares. On passait ainsi de la situation à la dérive : « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées »(5).
Je voudrais proposer, finalement,une intervention anachronique et utopique. Anachronique car notre train à Mulhouse 2011 sera à la fois celui de Bologne en 1978. Utopique car il sera aussi le lieu d’un rendez-vous manqué, jamais existé jadis ou ailleurs : celui entre Guy Debord et John Cage. Pour mettre en place une telle entreprise je dois faire un usage abondant des enregistrements audiovisuels du train de 1978, tout comme du film réalisé par Debord en 1952. Si l’art détourné devrait composer le décor de la situation, l’enregistrement de Cage doit composer ici notre décor sonore ; à ce qu’on ajoutera la monochromie visuelle de Hurlements…(6). En s’éloignant du mutisme sonore des nouveaux trains, on pourra sans doute retrouver le silence perdu par ces artistes. Mais « ce que le silence demande c’est que je continue à parler » (7).
Conditions idéales pour la réalisation de l’intervention : train en mouvement ; équipement de projection audiovisuel dans chaque voiture utilisé (le plus simple étant ordinateur portable + haut-parleurs).J’envisage initialement une projection en continu des enregistrements sonores de John Cage.
Notes :
(1) Pour Debord, voir son film de 1978, In GirumImusNocte Et ConsumimurIgni.Pour Cage, voir : Richard Kostelanetz, Conversing with John Cage, New York, 1988, p.101.
(2) TittoGotti était l’organisateur du festival à Bologneoù le happening a eu lieu.
(3) Guy Debord et Gil J Wolman, Mode d’emploi du détournement. Texte repris dans : Guy Debord,Œuvres,Paris, Editions Gallimard, 2006, p.221-229.
(4) Voir par exemple le texte Problèmes préliminaires à la construction d’une situation, paru dans Internationale Situationniste n.1, juin 1958.
(5) Voir le texte Définitions, dans la revue supra-citée.
(6) Les enregistrements du happening ont paru en 2008 à l’occasion d’une exposition réalisé à Bologne pour célébrer les 30 ans de l’événement: Alla ricercadelsilenzioperduto : il treno di John Cage, Bakersville, 2008. Le film de Debord est accessible en DVD depuis 2005: Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, Gaumont Video, 2005.
(7) John Cage, Lecture on nothing (1949-1950), reprisdans : John Cage, Silence, Middletown , CT , 1961, p.109-126.
16h30 Discussion
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